CHAPITRE VI

 

 

 

 

Cela fait dix jours que Cal, Sistaz et Lou travaillent aux chantiers. Le Vahussi, qui n’a aucune connaissance particulière, sert de manœuvre, portant les planches et tous les fardeaux, tandis que Lou et Cal sont à l’équipe de charpente, travaillant au gréement d’un brick sur le point d’être achevé. Avec l’aide de Casseline, ils n’ont eu aucune peine à se faire engager.

L’organisation du chantier est typiquement corporative en ce sens que, si les chantiers appartiennent au Seigneur, celui-ci est représenté par un vassal de sa cour, Cavalane. Car le Seigneur, Rajak de Senoul, a une cour, de même que le Grand Prêtre, le « Fils-de-Frahal » comme ils disent. La première est composée de vassaux, des Vahussis et des Porsages, propriétaires, ou plutôt dépositaires d’une partie des droits et des biens du tout-puissant Rajak.

Mais leurs activités de courtisans, à quelques exceptions près, s’exercent surtout à partir de la fin d’après-midi jusqu’au coucher, tardif d’ailleurs. Dans la journée, ils s’occupent de leur charge. Chez les prêtres, il s’agit d’une cour plus intellectuelle, parce que l’on y trouve des hommes de lettres, des savants, souvent des mathématiciens, des artistes, poètes ou peintres, et des jeunes prêtres, bien sûr, qui sollicitent telle ou telle fonction.

Ces prêtres sont des religieux de choc, ils sont tous armés, possèdent un entraînement obtenu au cours d’exercices et ont une vie très active. On pourrait presque dire qu’ils représentent la branche agissante, l’exécutif du régime, tandis que les vassaux du Seigneur sont plutôt de grands commerçants ou de grands financiers, et des exploitants agricoles.

En tout cas, le responsable des chantiers, Cavalane, n’a aucune espèce de connaissance de la construction navale et n’essaie pas d’en acquérir. Il veille au rendement de ceux-ci pour son « patron » et c’est tout. Il a d’ailleurs droit au quart de la production, un bateau sur quatre. Un autre quart va au Temple et la moitié au Rajak. Le véritable maître des chantiers est donc un ouvrier ou plus exactement un Maître. Chacune des branches de la corporation, charpente, menuiserie, voilure, etc. possède des apprentis qui deviennent ensuite des compagnons, puis des Maîtres, sortes de chefs d’équipes. C’est parmi eux que les Maîtres élisent le Chef de chantier. Celui-ci est remplacé au bout de deux ans et ne peut être réélu qu’après deux autres mandats différents. Le système est sage et permet aux hommes d’être dirigés par des gens compétents.

Quant à Cavalane, il fiche la paix à tout le monde, pourvu que les résultats soient là. Il se contente de se pavaner. D’ailleurs les compagnons ne supporteraient pas son incursion dans leurs affaires. S’ils sont obéissants, ils sont aussi d’une très grande susceptibilité pour tout ce qui touche à leur métier.

C’est cette constatation qui a donné une idée à Cal. Depuis trois jours, Lou surveille l’arrivée du vassal. Jusqu’ici les circonstances ne se sont pas prêtées à l’exécution de la manœuvre.

Il n’est pas loin de midi lorsque Lou arrive en courant près de Cal, occupé à tailler des chevilles pour le longeron maître de la coque d’un grand brick.

— Il est dans la cabane.

— Seul ? demande Cal.

— Oui.

— File chercher Sistaz et prends ton poste.

Trois minutes plus tard, Sistaz et Cal arrivent près de la cabane, portant un chargement de planches. Lou, la tête appuyée contre une paroi de la cabane, leur fait signe que tout va bien et ils posent leur charge pour se reposer, à proximité d’une fenêtre ouverte. Aussitôt la comédie minutieusement préparée commence.

— Avoue que c’est tout de même idiot de rapporter ces planches à la scierie alors qu’elles sont excellentes.

— J’pense que le Maître sait ce qu’il fait, répond Sistaz.

— Dis donc, on est menuisier, non ? On connaît le métier, moi je te dis que ces planches sont excellentes.

— Alors pourquoi il faut les ramener à ton avis ?

— J’sais pas, enfin… j’ai bien une petite idée, mais…

— C’est quoi ton idée ?

Cal fait mine d’hésiter, puis se décide.

— Tu te souviens du bâtiment qu’on a lancé la semaine dernière ?

— Oui, et alors ?

— Écoute, si on avait travaillé normalement, il aurait été fini un mois plus tôt. Ça t’a pas étonné toi. que depuis quelque temps, on mette deux fois plus de temps à construire un bateau ?

— Ben, ils sont plus grands, non ?

— Pas deux fois plus grands, quand même ! Moi, tu vois, j’ai l’impression que le Chef et les Maîtres se sont mis d’accord pour saboter le travail. On fait un ouvrage, puis on le défait. On commande des planches de trois mètres et quand elles arrivent on dit qu’elles sont trop courtes et on est obligé d’en tailler de nouvelles. Les chevilles sont plus assez longues ou trop minces, enfin ça ne va plus. Et les bateaux sont lancés avec deux ou trois mois de retard.

— T’es fou de dire des choses pareilles, riposte Sistaz d’une voix apeurée alors qu’une petite flamme de gaieté brille dans son regard. Pourquoi ils feraient ça, les Maîtres ?

— J’sais pas, mais ce que je sais, c’est qu’ils se sont tous mis d’accord pour tromper Cavalane et qu’ils ont réussi.

Lou fait claquer ses doigts, c’est le signe d’alerte. Cal et Sistaz empoignent le tas de planches et, tournant le dos à la cabane, la tête dans, les épaules, reprennent leur marche tandis que Lou file à toute vitesse vers la scierie. Abrité derrière des piles de planches, il se met à travailler à une vitesse folle, intervertissant les premières planches des piles sur lesquelles sont inscrites des caractéristiques.

Une heure plus tard. Cal aperçoit Cavalane arpenter le chantier, les yeux en éveil. Coup de veine, les premières charges de planches arrivent de la scierie à l’instant. Tout de suite, c’est la pagaille. Les compagnons menuisiers s’aperçoivent que les planches n’ont pas la longueur voulue, engueulent les manœuvres qui assurent avoir pourtant bien transmis les ordres. Le travail s’arrête sur tout le chantier. Au bout d’un moment, Cavalane n’y tient plus et se met à hurler.

— Allez-vous recommencer le travail, oui ? Vous autres, là-bas, vous n’avez rien à faire ici, travaillez !

Il y a un instant de silence, puis un Maître, très calme, intervient.

— C’est à moi de donner les ordres, Cavalane, c’est moi qui commande ici.

— Et quels ordres donnes-tu, Kaliassi ? Aucun. Quel genre de Maître es-tu, tu crois que je n’ai pas compris ta manœuvre ? Tu donnes de fausses indications et le travail ne se fait pas ; encore une journée de perdue, n’est-ce pas ?

— Nous ne perdons aucune journée et nous savons ce que nous avons à faire. Personne ne m’apprendra mon métier.

Cette fois le Maître est en colère, on l’a accusé dans l’exercice de sa profession et il est mortifié.

— Tu es un incapable, un mauvais serviteur de Frahal et un mauvais Maître. D’ailleurs, à partir de maintenant, tu seras compagnon, hurle Cavalane.

C’est la faute, mais le vassal ne s’en rend pas compte. Le Maître s’est redressé et regarde le Responsable du chantier.

— Seule, l’assemblée des Maîtres peut me destituer, pas toi, réplique-t-il sèchement.

Cavalane se tourne et hurle :

— Soldats, ici, venez ici !

Une dizaine d’archers arrivent au galop, avec un sergent. De seconde en secondes l’attroupement grossit et les ouvriers des chantiers voisins arrivent.

— Arrêtez cet homme et conduisez-le en prison, le Rajak l’enverra aux Bricks de Frahal.

Les soldats font un pas en avant, mais s’arrêtent. Quatre Maîtres viennent de sortir des rangs, allant encadrer Kaliassi. L’un d’eux parle :

— D’après la Tradition, seul le Chef et l’Assemblée des Maîtres peuvent juger l’un des nôtres, Cavalane. Si tu as quelque chose à reprocher à Kaliassi, préviens le Chef qui décidera.

Il règne un silence impressionnant sur les chantiers où toute vie semble s’être arrêtée. Les choses sont allées trop loin ; ni les Maîtres, ni Cavalane ne peuvent reculer.

— C’est une révolte, n’est-ce pas, hurle le Responsable, soldats arrêtez tous les Maîtres et emmenez-les chez le Rajak. Où est le Chef ? Trouvez-le et arrêtez-le aussi.

Le sergent dépassé par les événements répète.

— Tous les Maîtres et le Chef ? Mais qui va diriger les ouvriers. Seigneur ?

Logique, mais bien gênant, le sergent ! Cavalane n’y avait encore pas songé. Pris de court, il lance la première idée qui lui traverse l’esprit.

— Je vais désigner moi-même les nouveaux Maîtres. Toi, fait-il en désignant un grand gaillard avec un tablier de cuir sur le ventre, tu es charpentier, non ?

— Oui, répond le gars interloqué.

— Tu es désormais Maître des charpentiers de ce chantier.

— Mais… mais je n’ai pas été nommé, proteste le type.

— Moi je te nomme. Mets tes compagnons au travail, et vite.

Le Vahussi tourne le manche de son marteau, embarrassé.

— Je… je ne peux pas. Seigneur, Je… je ne suis pas Maître, je ne suis qu’un compagnon, je ne saurai pas faire toutes les choses…

— Obéis, sinon je te fais arrêter toi aussi, gueule Cavalane.

Le Maître qui avait déjà pris la parole fait demi-tour et s’adresse à la foule.

— Finissez votre travail en cours, compagnons, et attendez de nouveaux ordres. Tout cela va s’arranger. Le Rajak nommera un nouveau Responsable pour remplacer Cavalane, ne vous inquiétez pas.

— Quoi ! gronde celui-ci. Tu me menaces ? Soldats, emmenez-les immédiatement et qu’on leur donne le fouet avant même qu’ils comparaissent devant le Rajak.

Dégainant leurs épées, les soldats avancent vers les Maîtres qui ne font pas un geste. Il serait absurde de résister et ils le savent bien. D’ailleurs Cavalane suit la colonne qui se dirige vers la Haute Ville, vers la grande bâtisse, sorte de château du Rajak de Senoul.

 

*

 

Leur ouvrage terminé, les ouvriers se sont arrêtés de travailler. Par petits groupes, ils discutent. Le Chef, qui se trouvait à la scierie au moment de l’incident, a été prévenu, mais sur le chemin du retour, il a été arrêté à son tour ! Livrés à eux-mêmes, les Compagnons ne savent plus que faire. Allant d’un groupe à l’autre. Cal, Sistaz et Lou glissent un mot ici, serrent les poings là, essayant d’amener peu à peu les Compagnons au degré de colère nécessaire pour les faire agir.

Une heure avant la fin du jour, un sergent et deux hommes font leur apparition.

— Ordre du Rajak, commence le sergent, les Compagnons se réuniront ce soir même pour désigner des Maîtres qui se présenteront à la neuvième heure demain matin au palais du Rajak pour recevoir des ordres.

— Les Maîtres, lance une voix, où sont les Maîtres ?

— Ils viennent de partir pour Tropour où ils passeront au bûcher, avoue le sergent mal à l’aise.

C’est la stupeur et les soldats en profitent pour s’en aller. Dans la foule. Cal agrippe le bras de Lou.

— Continue avec Sistaz à exciter les ouvriers. Dis-leur qu’on les méprise, que Cavalane n’avait pas le droit d’arrêter les Maîtres et que le Rajak ne pouvait pas les condamner au bûcher. Je vous rejoins tout de suite.

Il s’éloigne de la foule et court vers une coque. Il se faufile à l’intérieur et appelle l’ordinateur de la Base.

— HI, j’ai envoyé Ripou, Bellem et Salvo en ville, ce soir, pour raconter ce qui se passe. Appelle-les et dis-leur que les Maîtres viennent de se mettre en route pour Tropour. Qu’ils rejoignent la colonne tout de suite et les délivrent. Est-ce que la presqu’île est aménagée maintenant ?

— Depuis plusieurs jours.

— Où se trouve la colonne qui vient de la caverne ?

— À deux jours de marche.

— Bien. Enlève quelques chars à voile, où tu veux, mais à des Seigneurs et mets-les à trois heures de marche de l’endroit où la colonne des Maîtres sera attaquée. Bellem les y conduira et les emmènera à Kankal. Ripou et Salvo reviendront au chantier, compris ?

— Oui.

 

*

 

La nuit tombe en quelques minutes et elle est là lorsque Cal rejoint les ouvriers. Ils ont allumé des feux et se sont assis. Le visage grave, les hommes ne disent pas grand-chose. Cal avance lentement dans la lumière et commence.

— Je crois que le Maître nous a donné ses ordres, tout à l’heure, avant de partir.

— Quels ordres ? demande une voix étonnée.

— Il a dit que Cavalane serait remplacé. Pas un instant, il ne nous a laissé penser qu’il s’inclinerait. C’était sa façon de nous donner ses ordres. Nous non plus, nous ne devons pas nous incliner.

Un murmure approbateur s’élève dans un coin. Pourtant une autre voix se fait entendre.

— Bon, on ne s’incline pas, on ne nomme pas de Maître, c’est bien ce que tu veux dire ?

— Oui.

— Et après, reprend la voix, qu’est-ce qui va se passer ? Les soldats vont nous arrêter, oui !

— Pourquoi pas désigner des Maîtres après tout, dit une autre voix, il y en a parmi nous qui en sont capables.

Aussitôt, de l’ombre, jaillit la réponse de Sistaz.

— Sauraient-ils calculer le poids de quille d’un brick de vingt-cinq mètres de long ?

Pas de réponse.

— Y en a-t-il beaucoup ici qui le sauraient ? poursuit Gai. Non, bien sûr, autrement, s’ils connaissaient les calculs, ils seraient déjà Maîtres.

— Mais toi, tu saurais, réplique une voix dans le silence. Tu es ici depuis peu de temps, les Maîtres t’ont admis comme Compagnon, mais tu es savant, tu connais les calculs.

Cal laisse passer quelques secondes.

— Oui, je saurais, admet-il, mais je ne le ferai pas. Jamais je n’aiderai ceux qui ont condamné les Maîtres. Je me donne un Maître, je ne veux pas qu’on me l’impose.

— Tu n’as toujours pas dit ce qui se passera après, reprend un homme assis au premier rang, lorsque les soldats viendront nous arrêter.

— Lorsque les soldats viendront nous arrêter, demain matin, ils ne trouveront plus personne !

— Pourquoi ? demande quelqu’un.

— Parce que nous ne serons plus là, nous aurons quitté Senoul.

Un grand silence d’abord, puis une voix, celle de Lou.

— Comment ?

Maintenant les questions fusent et les hommes des autres feux se sont rapprochés pour entendre. Cal se tourne vers chaque interlocuteur pour lui répondre personnellement.

— En bateau. Il y a six bricks à l’ancre, nous allons les prendre et appareiller. Nous sommes 350 ici, en comptant nos femmes et nos enfants, cela fait environ 800 personnes, 900 peut-être avec d’autres familles. Il faudra se serrer un peu, mais c’est possible.

— Et où irons-nous ?

— Dans un endroit assez lointain pour que les soldats ne nous trouvent pas, un endroit où nous trouverons tout le nécessaire.

— Qu’est-ce qu’on y fera ?

— La même chose qu’ici, des bateaux. Mais sans personne pour nous envoyer en prison ou au bûcher. Et nous les vendrons.

— Où est-ce ton endroit ?

— Ça, je vous le dirai au moment d’appareiller ! Tout ce que je peux vous dire, c’est que là-bas le Rajak n’a aucune autorité. Maintenant, décidons-nous rapidement.

Les hommes discutent âprement depuis près d’une heure lorsque trois d’entre eux se dirigent vers Cal et Sistaz, assis à l’écart.

— Es-tu prêt à jurer qu’il n’y a aucun soldat de Frahal là-bas ?

— Je te le jure, répond Cal.

— Et nous pouvons emmener nos familles ?

— Oui.

— Alors nous sommes prêts, donne tes ordres. Durant vingt minutes, ce sont des allées et venues.

Cal a pensé à tout mais il faut organiser le départ, désigner des responsables, penser à l’acheminement des familles vers le port. Enfin, tout ayant été prévu. Cal, Sistaz et Lou se retrouvent seuls.

— Lou, va chercher Casseline et rejoins-nous au port de pêche, ordonne Cal.

Lorsque la jeune fille arrive au port, un peu plus tard, il fait si sombre que l’on distingue à peine les silhouettes. Chagar, la lune locale, ne s’est pas encore levée et sa maigre clarté se fait attendre. Lou se fait reconnaître d’un sifflement léger.

— C’est toi. Cal ?

La voix de Casseline est un peu tendue et le Terrien se demande un instant si elle est perturbée par la situation ou inquiète pour lui. Et puis il a un haussement d’épaules désabusé. Depuis la fuite en bateau, elle ne lui a jamais témoigné la moindre marque d’intérêt si bien que, peu à peu, il s’est renfermé. Oh, bien sûr elle est toujours disponible pour ce qu’il lui demande, un bon petit soldat, quoi ! Mais rien de personnel et il en souffre plus qu’il ne le voudrait.

— Eh bien ! réponds !

Tout à ses pensées, il n’a pas fait attention qu’elle lui parlait.

— Excuse-moi, je réfléchissais. Que disais-tu ?

— Est-ce que tu nous emmènes rejoindre Divo ?

— Oui. Écoute-moi maintenant : tu te souviens du vieil homme à qui on a pris le bateau de pêche ?

— À qui on l’a volé, elle reprend d’un ton amer qui surprend Cal.

— Si tu veux, bon, sais-tu où il habite ?

— Derrière le quai, dans une vieille maison.

— Bien, Sistaz, tu vas rester ici, nous on va voir le vieux.

— Que veux-tu lui faire encore ? demande Casseline agressive.

Cal ne comprend plus, d’où vient cette hostilité ?

— Je n’ai pas le temps de te l’expliquer : conduis-nous.

Elle a un long moment de silence, puis finit par se décider et tourne les talons.

Aucune lumière, tout le monde dort chez le vieux pêcheur. Casseline frappe doucement à la porte. Au bout d’un moment, une clarté apparaît et la porte s’ouvre. Le pêcheur a un sursaut en reconnaissant la jeune fille et Cal et va pour refermer la porte lorsqu’il se ravise, comprenant qu’il est trop tard. Ils pénètrent dans la maison, sauf Lou qui reste de garde dehors, son arc à la main.

— Comment t’appelles-tu, demande Cal ?

— Sipio, répond le vieil homme d’une voix calme.

— Sipio, il se passe cette nuit quelque chose qui va changer la ville. Tu vas avoir peu de temps pour te décider. Dis-toi bien de toute façon que je ne pense pas à moi mais aux pêcheurs de Senoul. Voilà, demain matin ; il n’y aura plus personne aux chantiers, tout le monde se sera enfui.

— À cause des Maîtres ? dit le vieux, soudain intéressé.

— Je vois que tu es au courant, oui, c’est cela. Donc le Rajak va se retrouver sans aucun ouvrier. Je pense qu’il décidera tôt ou tard de les remplacer par ceux qui connaissent le mieux la construction, après les Compagnons, c’est-à-dire les pêcheurs. Vous allez vous retrouver de gré ou de force aux chantiers, et ce ne sera pas drôle parce qu’on exigera de vous un rendement comparable à celui d’autrefois, alors que vous n’êtes pas des ouvriers. Et les punitions pleuvront !

— Je crois que tu as raison, acquiesce le vieux en hochant la tête.

— Alors, il faut prendre une décision. Si les pêcheurs le veulent, ils peuvent suivre les Compagnons dans leurs bateaux de pêche. Là où nous allons, l’océan est aussi poissonneux, mais la vie est plus douce et il n’y a pas de soldats de Frahal. Les Vahussis y seront des hommes libres comme ils l’étaient avant les prêtres, avant Frahal. En ce qui te concerne, je vais t’indiquer où est caché ton bateau. Je ne pouvais le faire avant, parce qu’en le voyant revenir, les soldats t’auraient arrêté. Maintenant, tu peux le récupérer et nous suivre. Choisis.

— Je te suis, fait le vieux sans une hésitation, j’avais déjà décidé de partir. Je veux mourir libre. L’océan me donne à manger. Je n’ai pas besoin d’autre chose.

— Et tes matelots ?

— Ce sont mes neveux et ils me suivront. Mes fils sont morts sur le bucher ; il y a trois ans maintenant.

— Combien de pêcheurs nous suivraient ? demande Cal, plus confiant.

— Beaucoup, surtout avec ce qui se passe.

— Écoute, tu vas joindre tous les patrons dont tu es sûr et leur dire de faire la même chose auprès de leurs amis. Qu’ils emmènent leur famille et emportent de quoi manger pour quatre jours. Il faut qu’au lever du soleil, il ne reste plus de bateau dans le port de Senoul. Une fois en mer qu’ils restent au large jusqu’au soleil. Là ils rallieront les Bricks le long de la côte sud. Tu retrouveras ton bateau deux heures plus tard, tu as tout compris ?

— J’ai compris, fils, ne t’inquiète pas, va-t’en maintenant, tu dois avoir à faire.

Cal sourit et lui tend la main en ajoutant :

— Je savais bien que je pouvais te faire confiance. Sois sur le quai où se trouvait ton bateau, dans deux heures.

À la porte. Cal s’efface pour laisser passer Casseline lorsqu’elle se serre soudain contre lui, un sourire illuminant son visage. Elle ne dit pas un mot mais lève une main dont les doigts viennent effleurer la joue de Cal et, se haussant sur la pointe des pieds, pose rapidement ses lèvres sur celles de Cal ! Puis elle lui prend la main et l’attire dehors au moment où, dans une demi-conscience, il entend vaguement un rire étouffé venant de la maison du vieux.